1.
Notamment en Europe, la politique américaine de la
guerre contre le terrorisme est vivement critiquée. La détention des prisonniers à Guantanamo est souvent avancée pour démontrer une violation patente du droit international public. Toutefois, on se borne à constater une violation des Conventions de Genève sans pour autant se poser la question de savoir si le problème n'est peut-être pas plus subtil [1].
2.
Les Conventions de Genève ont été signées en 1949, juste après la deuxième guerre mondiale. Elles ont été ratifiées par les Etats-unis sous
Eisenhower en 1955, à un moment ou la guerre froide était en pleine "ascension". Les Conventions avaient à cette époque le grand avantage de garantir une certaine réciprocité et d'offrir une possibilité de canaliser certains effets d'une guerre. Elles servaient donc bel et bien un intérêt national pour chaque partie contractante.
3.
Le monde a cependant énormément évolué depuis 1949 et avec lui également la réalité de la guerre. De nos jours, trois éléments ont modifié de manière notable la nature des affaires internationales: D'abord, les Etats-unis sont la seule "hyper-puissance" restante. Ensuite, nous vivons dans un monde devenu plus petit (phénomène de la mondialisation) et finalement, des acteurs non-gouvernementaux ont gagné une nouvelle capacité d'influencer de manière importante le cours des affaires internationales. Une conséquence importante en est notamment que la guerre dite asymétrique devient de plus en plus fréquente (p.ex. Somalie 1992, Afghanistan 2001/2002, Tchétchénie, conflit israélo-palestinien, ou la violence en Irak). Le droit de la guerre classique a cependant été pensé à l’origine pour régler des guerres conventionnelles dont les parties étaient des Etats nationaux. En tant que sujets du droit international public, ceux-ci étaient directement soumis aux Conventions ratifiées. Dans des conflits asymétriques toutefois, une des parties se considère régulièrement comme n'étant pas liée par ces règles. La violation des règles humanitaires fait même partie intégrante de sa stratégie (attaques délibérées contre la population civile, exhibition et humiliation d' « ennemis » prisonniers ou tués, exécutions, etc.). Dans une certaine mesure, c'est le système de Westphalie qui s'effondre.
4.
Il ne fait en principe pas de doute que les Conventions de Genève gardent malgré cela toute leur validité et toute leur importance. Néanmoins, je pense qu'il existe un danger non négligeable qu'un Etat avec une puissance incontestée (et incontestable, sauf par des moyens asymétriques) comme le sont les Etats-unis va finalement cesser de voir
l'utilité de Conventions internationales s'il considère qu'elle vont, à longue échéance, à l'encontre de ses propres intérêts nationaux. Si cet Etat juge les Conventions insuffisantes, il va finir par se donner ses propres règles. C'est finalement ce qui se produit à Guantanamo. Je suis d'avis que tout système légal (international ou non) se doit de tenir compte de la réalité. En matière internationale, les besoins de la
Realpolitik et l’absence d’une véritable police internationale rendent cette affirmation encore plus valable et importante. Je pars de l'idée que, surtout à longue échéance, des Etats ne s'obligent et ne respectent leurs obligations que tant que cela sert leurs propres intérêts (cela ne préjuge bien sûr pas sur le contenu des ces intérêts). Il faudrait par conséquent établir un système qui d'une part respecte et préserve les valeurs fondamentales contenues dans les Conventions de Genève. D'autre part, il faudrait que ce système reste suffisamment convaincant et pragmatique pour permettre à une hyper-puissance de s'y conformer sans devoir devenir altruiste. Autrement, on risque de vider les Conventions de Genève de leur sens.
5.
Si on persiste à vouloir "réglementer" la guerre, il faudrait alors pouvoir trouver des possibilités modernes à élargir le champ d'application des Conventions de Genève pour ensuite proposer de nouvelles règles concernant notamment le traitement de "prisonniers" : Est-il par exemple justifié de traiter de manière différente quelqu'un qui a été arrêté lors d'une razzia à Hambourg ou à Francfort que quelqu'un qui a été fait prisonnier au combat en Afghanistan ou au Pakistan, en Irak ou dans les territoires disputés en Cisjordanie? Dès lors que l'on leur reproche des faits de même nature, il devrait être possible de les soumettre aux mêmes droits et obligations. Je pense en particulier au problème des interrogatoires (en principe interdits par les Conventions de Genève), à la question de la protection juridique et judiciaire (en principe accordée à des prisonniers "de droit civil") et au domaine extrêmement délicat du
droit reconnu en guerre de tuer l'adversaire (p.ex. les liquidations de dirigeants d'organisations terroristes palestiniennes ou de membres d'Al-Qaïda au Yémen).
6.
Il s'agirait somme toute, de tenir compte de l'existence d'une seule hyper-puissance (ce qui constitue tout de même une nouveauté depuis la paix de Westphalie de 1648!) ayant des intérêts nationaux qui se distinguent à plusieurs niveaux de ceux d’autres nations « normales » et des deux autres éléments cités plus haut sous ch. 3. Par ce biais, il faudrait trouver un système d’un
ius in bello pragmatique et convaincant tout en préservant les valeurs fondamentales des Conventions de Genève. La
Suisse en tant qu'Etat dépositaire des Conventions de Genève se devrait à mon sens de veiller à une modernisation dans ce domaine.
[1] cf. à titre d’exemple, Kenneth Roth, „The Law of War in the War on Terror“, in Foreign Affairs, vol. 83, no 1, (Janvier/Février 2004), p. 2 ss.
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